Patrick Ben Soussan : « En plus du livre, il faut offrir la personne qui lit le livre avec les enfants »
Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, a présidé l’Agence « Quand les livres relient » de 2010 à 2012. Aux éditions Érès, il dirige la collection « 1001bb ». Dans son dernier livre Les livres et les bébés d’abord, Patrick Ben Soussan raconte la richesse de la littérature jeunesse avec laquelle il entretient un lien singulier, milite pour les lectures partagées avec les tout-petits et déroule ses arguments avec un plaisir non feint et très communicatif.
Votre livre est un manifeste pour la littérature pour les tout-petits. Comment s’est forgé le lien que vous entretenez avec cette littérature ?
Je suis né d’une famille géante aux racines juives, arabes, espagnoles, très ancrée dans les traditions orales : ça parlait, ça blaguait, ça chantait tout le temps. Chaque jour, enfants, nous avions droit à notre lot d’histoires : des blagues, des contes, des légendes familiales. En fait, tous les liens qui nous unissaient n’étaient que récits. La littérature de jeunesse n’avait guère de place dans cette fiction du quotidien où tout était mis en langue et en histoires et elle était bien pauvre à l’époque. C’est cette source vive de mots, à l’intérieur de ma famille, qui m’a ouvert aux livres, à l’écrit, à la littérature. Mais plus encore au partage des mots, à l’échange. Ce qui me touche le plus dans la littérature de jeunesse à l’adresse des tout-petits, c’est justement sa potentialité à favoriser le dialogue, le « être avec » et le « être ensemble ». Longtemps après, il y a eu l’expérience de la parentalité : raconter des histoires à mes propres enfants a été un vrai bonheur. Les nouvelles propositions de la littérature de jeunesse – des albums d’une richesse à la fois technique et narrative – ont renouvelé cette propension à échanger, à raconter… En fait, j’adore ça « raconter des histoires » ! Et qu’on m’en raconte !
Et dans la sphère professionnelle ?
Dans mon métier de pédopsychiatre, j’ai beaucoup travaillé avec des enfants souffrants, psychiquement et somatiquement. La littérature de jeunesse a très vite constitué pour moi une ressource extraordinaire pour aller à la rencontre de l’autre, malade, exclu, marginalisé. Dès les années 1970, en néonatalogie, je lisais des albums avec des bébés dans leurs incubateurs. J’ai aussi aménagé un atelier lectures d’albums en hôpital de jour, avec de tout petits enfants souffrant de troubles du développement. Il y avait des livres partout dans mon bureau de consultations et dans la salle d’attente.
À l’époque, peu d’adultes lisaient des livres aux bébés. Vous étiez un peu un précurseur…
Précisons, je n’ai jamais lu de livres aux bébés. Je lisais des livres avec eux. Cela n’a rien d’une litote, c’est une vraie position engagée et, j’oserais, éthique. C’est considérer le tout-petit comme un sujet à part entière, actif et investi, dès l’aube de sa vie : ni une bouche à nourrir, ni un petit animal à éduquer, ni une feuille blanche à écrire, mais bien un humain, inscrit dans la relation, attentif, intéressé, émotionnable. Et c’est vrai qu’à cette époque, les puéricultrices, les infirmières et les médecins me disaient tous en chœur : « mais Ben Soussan, ils ne comprennent rien à ce que tu leur lis. » Je savais qu’ils y comprenaient quelque chose mais au fond cela m’était égal. Ce qui m’importait, c’était de prendre du temps pour lire avec ces tout-petits. C’était un moment très réjouissant pour moi et très apaisant pour les bébés. En néonatologie, par exemple, mes collègues n’en revenaient pas de voir les fréquences cardiaque et respiratoire ainsi que les températures se normaliser pendant et après ces lectures. Ce fut d’ailleurs ce genre de fait objectivable et « duplicable » qui a fait changer les pratiques des professionnels !
Lire aux nourrissons est aussi devenu pour vous un engagement associatif…
Dans les années 1980, j’ai créé à Bordeaux une association (l’ARANE, Association pour la recherche en Aquitaine sur le nourrisson et son environnement) qui promouvait des recherches, des travaux et des pratiques innovantes en maternité et en pédiatrie auprès des plus petits. C’est alors que j’ai connu Dominique Rateau, l’actuelle présidente de l’Agence « Quand les livres relient », fondée en 2004. À l’époque, elle était chargée de mission livres au Centre régional des lettres d’Aquitaine. Notre première journée de colloque, en mars 1996, réunissait Marie Bonnafé, Dominique Rateau, Pascale Mignon, et d’autres autour du thème des bébés, des livres et de la culture. Il y en a eu beaucoup d’autres depuis…
Vous êtes donc devenu un fin connaisseur des albums littéraires pour les tout-petits, en témoignent les albums cités dans votre livre.
La littérature de jeunesse est un peu pour moi un fil rouge qui relie l’enfant que j’étais, le père que je suis devenu, le professionnel et le citoyen engagé. Et allez, il faut le dire, l’invétéré soupirant puisqu’elle m’a permis aussi de rencontrer dans les années 2000, ma femme, l’autrice-illustratrice Corinne Dreyfus, qui publie beaucoup à l’adresse des plus petits. Cette littérature pour les plus jeunes fait ainsi part quotidienne de notre vie.
Vous n’êtes pas tendre avec les livres pour enfants tournés vers l’éducatif. Est-ce grave si les tout-petits réclament Tchoupi ?
Ce n’est pas grave, mais c’est bien triste ! L’édition jeunesse aujourd’hui regorge d’auteurs, d’autrices, d’illustrateurs, d’illustratrices de talent. Des éditeurs s’engagent à promouvoir une vraie qualité artistique et narrative. Des bibliothécaires et des libraires spécialisés s’investissent pour mettre en avant des albums tellement riches, émouvants, beaux… N’est-ce pas triste de ne pas les rendre accessibles au plus grand nombre ? N’est-ce pas triste qu’ils ne soient encore réservés qu’à des happy few ?
Comment donner envie à ceux qui ne sont pas encore convaincus d’explorer cette littérature et de la partager avec les tout-petits ?
Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point c’est enrichissant pour un professionnel ou un parent d’être confronté à un épisode de lecture en crèche ou à l’hôpital. En étant simplement présent à ce moment-là, il se rend compte de la qualité de ce qui se passe. Ce moment d’observation partagée lui permet de modifier complètement sa vision et sa façon de penser le rapport au livre ainsi que le rapport de l’enfant avec le livre. Un livre de jeunesse est capable d’attirer à lui des personnes qui lui étaient étrangères. Il faut juste créer les conditions pour que cette rencontre ait lieu, partout, à tout âge, en tout temps. Je me souviens encore de la fois où Dominique Rateau m’avait lu Yakouba de Thierry Dedieu. Cela faisait des décennies que je n’étais plus un bébé ! Mais ce qu’elle y avait mis d’elle, dans cette lecture, a été un moment de révélation pour moi. Il faudrait offrir des moments sensibles de cet ordre au plus grand nombre !
Il ne suffit donc pas de mettre des albums à disposition pour convaincre…
Le livre seul n’existe pas. Il est nécessairement un objet médiatisé. Il n’existe que par la présence de celui qui l’apporte. La bibliothèque idéale n’a de sens que si ces livres-là sont portés, apportés, offerts par quelqu’un. On pourrait donner des livres et basta, mais ça ne suffira jamais. Il faut offrir aussi la personne qui lit le livre avec les enfants.
Qu’apporte la littérature aux tout-petits ?
On pourrait établir tout un inventaire à La Prévert… Mais la chose la plus évidente, c’est le partage. Avec les tout-petits, la lecture est forcément partagée. En plus du livre, l’adulte offre du temps et de l’attention au tout-petit : il lui dit qu’il est important pour lui. Ce sont des denrées de plus en plus rares. C’est aussi une présence charnelle, une rencontre physique, un partage émotionnel, un moment de plaisir mais aussi un moment de travail intellectuel particulièrement profond pour le tout-petit.
Un moment de travail ? Que voulez-vous dire ?
Le tout-petit a une activité psychique incroyable lorsqu’un adulte lit un livre avec lui. Il a une écoute et une finesse dans le regard mais aussi dans la compréhension des choses. Il est capable d’interpeller l’adulte sur un détail qui lui avait échappé. C’est lui qui voit que les Trois chats d’Anne Brouillard n’ont pas les yeux de la même couleur, pas l’adulte ! Un bébé est un explorateur doué d’intelligence et la littérature lui apporte beaucoup. La lecture partagée est un formidable indicateur de lien social, de compréhension des valences émotionnelles, de développement de la mémoire et d’autres capacités cognitives ; là aussi, on pourrait dresser un inventaire que les neurosciences contemporaines commencent juste à recenser. Je vous assure, les albums et les lectures partagées n’ont pas fini de nous émerveiller. Peut-être parce qu’ils savent faire du monde que nous avons habité, de celui que nos enfants habiteront demain, une histoire racontable. Et partageable.