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Imposons nous trop d’interdits aux enfants?

De multiples interdits rythment le quotidien des enfants. Si certains permettent d’assurer leur sécurité et leur qualité de vie en groupe, d’autres – soyons honnêtes – répondent davantage aux besoins des adultes. Et si on faisait le tri ? Les propositions d’Héloïse Junier, psychologue.

 

Nous sommes en journée pédagogique. Aujourd’hui, l’équipe de la crèche « Pamplemousse » se rassemble pour évoquer un sujet épineux – mais central – celui des interdits qu’elle formule aux enfants au sein du lieu d’accueil. Sur un paperboard, une professionnelle liste l’ensemble de ces interdits : ne pas faire mal à l’autre et ne pas se faire mal, ne pas grimper sur les fauteuils et les tables, ne pas courir, ne pas crier, etc. Cette liste d’interdits, écrits noir sur blanc, interpelle l’une des professionnelles : « Wouahou, je ne pensais pas qu’il y en avait autant ! ». Rires dans l’assemblée. Après un temps de pause, une collègue lance : « franchement, est-ce qu’ils sont tous vraiment indispensables ? ». Bonne question. Cette professionnelle vient de mettre le doigt sur un constat répandu dans les lieux d’accueil (qu’ils soient collectifs ou individuels) : on impose trop d’interdits aux enfants.

Avant de vous plonger dans la lecture de ce sujet passionnant (et polémique !), une petite mise en garde s’impose. Cet article ne vise pas à lister tous les interdits que vous devriez conserver et/ ou bannir de votre lieu d’accueil. Cet article ne vise pas non plus à vous culpabiliser (loin de là !). Cet article a plutôt pour objectif d’interroger la légitimité de chaque interdit que vous formulez quotidiennement aux enfants et à vous donner les clés de réflexion pour mieux comprendre quels interdits sont dispensables et lesquels sont incontournables dans un lieu d’accueil. Ces points seront abordés de manière objective, sans parti pris, au regard de l’enfant, de ses besoins fondamentaux et des connaissances scientifiques sur l’enfant. Prêts ?

Pourquoi les interdits existent ?
Si vous posez la question : « pourquoi impose-t-on des interdits aux enfants ? », on vous répondra avec assurance  : « pour sa sécurité, bien sûr ! Et aussi pour les règles de vivre ensemble ». Réponse correcte ! Nous imposons des interdits aux enfants pour ne pas qu’ils se blessent, qu’ils fassent mal aux autres, pour contribuer à leur épanouissement et à leurs bonnes interactions au sein du groupe. Tous les enfants du monde ont besoin d’un cadre sécurisant pour grandir, apprendre et se sentir bien dans leurs baskets. Un cadre, oui, mais quel cadre ? Idéalement, vous serez d’accord, il leur faut un cadre dont les interdits qui le composent puissent les sécuriser tout en leur permettant de s’épanouir. Ces deux axes – la sécurité ET l’épanouissement – sont interdépendants.

Le cadre doit satisfaire leurs besoins fondamentaux…
Pour ce faire, ce cadre doit impérativement satisfaire les besoins fondamentaux des enfants (car s’ils vont à leur encontre, ils nuisent directement à leur épanouissement). Justement, ces besoins, parlons-en ! Comme pour l’adulte, nous distinguons deux grandes familles de besoins fondamentaux chez l’enfant : les besoins physiologiques (manger, boire, dormir, éliminer…) et les besoins psychologiques. Attardons-nous un instant sur cette dernière famille de besoins. Etant psychologiques, ils sont invisibles, moins tangibles et, de ce fait, très souvent sous-estimés par les adultes. Et pourtant, lorsque l’un de ces besoins est insatisfait, l’enfant est sujet à des émotions désagréables, à du stress, à de l’inconfort. Pour se sentir bien, les enfants ont besoin de :

• Se mouvoir : courir, grimper, escalader, faire tout ce que leur petit corps leur permet de faire !
• Evoluer dans un environnement naturel (plus un être humain est dehors au contact de la nature, de l’air pur et en présence d’une lumière naturelle, mieux il se sentira – car telles sont ses conditions de vie initiales de mammifère)
• Décharger leur trop-plein de tensions par des cris et des pleurs
• Explorer, avec leurs 5 sens et toute la curiosité qui les caractérise (c’est d’ailleurs par l’exploration qu’ils développent leurs acquisitions et leurs connaissances sur le monde physique)
• Bénéficier de l’affection et de la tendre d’un l’adulte par des câlins, des regards bienveillants, des mots encourageants, des sourires
• Communiquer avec ses congénères, petits et grands
• Se sentir en sécurité (ce qui est possible grâce à la présence de l’adulte, du doudou, etc.)

… Car quand leurs besoins sont insatisfaits, leur petit cerveau est sous tension !
Rappelons que les enfants sont programmés pour satisfaire l’ensemble de leurs besoins. Si on empêche un enfant d’explorer ou de se mouvoir, on risque de faire naître en lui un état de tension qui le rendra plus sensible aux frustrations. En d’autres termes, disons que plus on empêche un enfant d’assouvir ses besoins fondamentaux, plus il deviendra insupportable et ingérable pour nous, pauvres adultes ! A présent, jetons un œil à ces fameux interdits qui rythment leurs journées… Quels sont-ils ?

Des interdits nombreux, trop nombreux
Dresser une liste exhaustive des interdits que l’on retrouve dans les lieux d’accueil serait impossible tant ils sont variables d’une structure à l’autre, d’une équipe à une autre, d’un professionnel à un autre. Pour autant, certains se retrouvent dans une majorité de structures. Une analyse rapide de la majorité de ces interdits nous permet de nourrir trois grandes interrogations : ces interdits permettent-ils aux enfants d’assouvir leurs besoins fondamentaux ? A quels besoins ces interdits répondent-ils en réalité ? A ceux des adultes ou des enfants ? Aussi, tous ces interdits sont-ils réellement légitimes ?

Trions les interdits : lesquels répondent aux besoins des enfants ?
Si vous le voulez bien, reprenons un à un les interdits que nous formulons aux enfants (un petit exercice que nous vous conseillons d’expérimenter avec votre équipe). Pour chacun, demandons-nous s’il répond au besoin de l’enfant ou à celui… de l’adulte.
– Ne pas crier, ne pas courir
Un enfant a un besoin fondamental de se décharger, de se libérer de ses tensions, ce qui lui est possible par l’activité physique, la course, mais aussi par les cris et les pleurs.
• A vue de nez, cet interdit répondrait donc davantage au besoin de confort de l’adulte (ce qui peut s’entendre quand on connaît le niveau de décibels élevé qui règne dans certaines crèches collectives !).

– Ne pas grimper sur les fauteuils et les tables
Grimper est l’une des activités de motricité globale qui permet à un enfant non seulement de se dépenser, mais aussi de développer ses compétences motrices, son sens de l’équilibre mais aussi sa confiance en soi et en son corps. Escalader, grimper, se hisser, franchir, monter, se faufiler, aller là où il ne faut surtout pas aller et faire ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est un peu son métier. Sans oublier qu’un enfant n’a pas encore intégré les usages conventionnels des objets. Son petit cerveau est programmé pour grimper sur tous les objets qui incluent une plateforme, ouvrant largement le champ des possibilités (si le sujet vous intéresse, découvrez l’article « Doit-on laisser les enfants monter sur les tables ? ») ! Car non, pour un enfant, une table ne sert pas qu’à poser des objets dessus. Il est d’ailleurs assez rare, si l’enfant grimpe sur la table ou le fauteuil, qu’il ne sache pas redescendre.
• Cet interdit répondrait donc davantage au besoin de réassurance de l’adulte, ce dernier ayant peur que l’enfant se blesse (à ce titre, il serait bon un jour ou l’autre de distinguer nos peurs d’adultes des peurs des enfants, et de commencer à leur faire un peu confiance !).

– Ne pas monter le toboggan par la pente
En voilà un drôle d’interdit ! Prenez un toboggan, mettez-le dans n’importe quel pays au monde en présence d’enfants qui ne connaissant pas son usage et regardez. Vous serez surpris d’observer très souvent un seul et même comportement spontané : les enfants montent le toboggan par la pente et… ils ne se blessent pas, et ne se bousculent pas plus !
• Cet interdit va davantage dans le sens des conventions d’usage de l’adulte que du besoin de sécurité de l’enfant

– Ne pas monter sur le toboggan avec un autre jouet dans la main
Les jeunes enfants ne catégorisent pas les jouets comme nous le faisons adultes, et c’est tant mieux. Ils ont cette tendance spontanée à croiser les jouets entre eux pour enrichir leurs épisodes de jeux. S’ils se sentent capables de monter sur le toboggan avec un jouet, pourquoi leur en empêcher ? Parce que nous ne faisons pas confiance en leurs capacités ? Et s’ils veulent s’improviser un pique-nique en haut d’une montagne et, pour ce faire, apporter la dînette au sommet du toboggan, a-t-on raison de le leur interdire ?
• Cet interdit va une fois de plus davantage dans le sens des conventions d’usage d’adulte, et répond à son propre besoin de réassurance (il craint qu’il se blesse, ne pouvant se retenir au bord du toboggan s’il perd l’équilibre).

– Ne pas aller dans le jardin avec son doudou
La fonction première d’un doudou est de rassurer un enfant, de le sécuriser. Lui imposer de se séparer de ce qui le rassure pour aller dehors, se confronter à un environnement moins connu, va à l’encontre de son besoin fondamental de sécurité. Imaginez que l’on vous supprime votre portable lorsque vous allez déjeuner dehors avec vos collègues. Est-ce que vous apprécieriez ? Non, car votre portable est une partie de vous. Il en est de même pour le doudou d’un jeune enfant.
• Cet interdit répond davantage au besoin de confort de l’adulte qui craint que le doudou se salisse ou se perde.

– Ne pas jouer avec la nourriture et/ ou tremper son pain dans un verre d’eau
Les enfants ont besoin d’explorer la nourriture avec leurs cinq sens et, surtout, leurs dix doigts. Les recherches soulignent que les enfants qu’on laisse tripoter les aliments avec leurs mains ont moins de risque de néophobie alimentaire vers l’âge de deux ans, et mangent de manière plus variée.
• Cet interdit semble donc bel et bien répondre au besoin de confort de l’adulte qui craint que l’enfant se salisse (ou repeigne le sol !).

Sans doute ce précédent paragraphe a fait naître en vous un grand lot d’incertitudes et de remises en question voire, pour certains, un sentiment de colère : « ça veut dire quoi ? Qu’on doit supprimer tous ces interdits et les laisser faire ce qu’ils veulent ? Non mais ça va pas la tête ? ». Relax. L’idée n’est pas de bannir l’ensemble de ces interdits mais de réinterroger, avec votre équipe, les interdits qui vous semblent désormais dispensables, et ceux que vous souhaitez malgré tout conserver. Et pourquoi vous souhaitez les conserver. L’objectif est spécifiquement de lutter contre ces interdits qu’on impose aux enfants « par habitude » et qui ont perdu leur sens au fil des années. Gardez en tête que plus le cadre laisse une marge de manœuvre aux enfants (pour qu’ils puissent satisfaire leurs besoins fondamentaux), moins ils le transgresseront et donc moins il y aura de frustrations de leur côté comme du vôtre (car, entre nous, répéter 542 fois par jour « Ne monte pas sur le fauteuil » est agréable ni pour vous, ni pour les enfants !).
Pour conclure, notons qu’il y a un interdit que nous n’avons pas abordé dans cet article et qui demeure universel. Le seul interdit qui n’est, au final, ni discutable, ni négociable : « Ne pas faire mal aux autres enfants et ne pas se faire mal à soi ». Pour tous les autres, la discussion est ouverte !

Article rédigé par : Héloïse Junier

PUBLIÉ LE 18 OCTOBRE 2018

MIS À JOUR LE 13 FÉVRIER 2020