Trop de jouets, trop d’activités dans l’univers de l’enfant. Difficile de s’y retrouver dans ce « trop de tout ». C’est à partir de l’environnement immédiat de l’enfant et de certaines orientations pédagogiques que ce « trop » sera abordé. L’occasion peut-être de s’interroger sur le sens de certaines organisations.
Un quotidien envahi de matérialité
Souvent, nous ne voyons plus les jeux en pagaille, parfois trop lourds, trop bruyants, trop réducteurs, jamais rangés ; le sol jonché de jouets en tous genres…L’environnement est construit d’un trop plein d’objets, dans lequel l’enfant risque de se perdre parce que la rencontre avec un autre enfant ou un professionnel n’a pas de place. La surabondance d’objets parasite la relation bien plus qu’il ne la construit ou ne la porte. L’enfant étouffe dans cet envahissement matériel et ne peut que se défendre de cette agression en devenant lui-mêmeparfois agressif.La dînette vole eu milieu des autres enfants et la sécurité affective du groupe d’enfants est difficile à maintenir. Au quotidien, il arrive que nous adulte, nous déversion au milieu des enfants, un panier rempli de jouets. Le constat peut-être établi qu’au milieu de cet excès de jouets, certains bébés ne bougent plus ; d’autres se débattent pour s’extirper de ce tas d’objets inexploitables par leur nombre et la masse qu’ils représentent pour ces tout-petits de quelques mois. Pourtant chacun d’entre eux sera stimulé, mais aucun bébé ne parviendra à s’approprier un objet, par manque de liberté de mouvement et d’espace libre. Pour un tout petit, un objet s’observe, se touche, se prend, se porte à la bouche, se regarde à nouveau, se pose et se reprend. Par l’intermédiaire de l’adulte, le jouet « s’humanise », sert d’intermédiaire entre l’adulte et le bébé. L’adulte stimule la rencontre avec l’enfant, l’enfant lui répond ou, inversement, cherche l’accroche de l’adulte par le bais du jouet qu’il peut donner à l’adulte. Le jouet devient alors unique dans le support de cette relation privilégiée. Si l’enfant est dans ce « trop d’objets », il ne peut faire un choix et renoncer à investir un objet en particulier, tant son environnement est envahi. L’abondance d’objets empêche l’autonomie et surtout ne peut plus être un liant relationnel, parce que l’enfant passe de l’un à l’autre sans pouvoir se l’approprier.
Le « trop proche »
En tant que professionnelle, la question de l’excès de bisous, de caresses, de mots, de stimulations est également à réfléchir. Lorsque la juste distance avec l’enfant n’est plus respectée et que l’enfant est toujours dans les bras, toujours au contact d’un adulte, il ne peut alors plus rien envisager sans l’intermédiaire de cet adulte. Bien plus, il est comme happé dans ce tourbillon émotionnel que l’adulte lui impose souvent malgré lui, parce qu’il ne s’est peut-être jamais posé réellement la question. Si l’enfant n’est pas en demande, il est important de garder cette juste distance qui rassure, contient, par une présence bien plus que par le contact permanent. Ce n’est pas parce que l’adulte est à côté d’un enfant qu’il doit l’embrasser, le porter, le toucher. Il en va de même pour la parole de l’adulte qui se doit de rassurer, de calmer, d’accompagner l’enfant. Trop de paroles envahissent l’enfant au risque de le déstabiliser. Parler trop fort, trop vite, parler tout le temps est une véritable agression pour l’enfant qui risque peu à peu de se détourner de cette relation avec l’adulte. Le temps est précieux pour qu’une relation se construise. L’enfant a besoin de temps pour faire connaissance avec ce qui compose son environnement, y trouver des ancrages matériels et humains pour se rassurer et prendre le risque de s’y aventurer. Lorsque les stimulations sont trop importantes et trop fréquentes, l’enfant n’a pas le temps d’intégrer toutes les composantes d’une acquisition. Il exécute sans en saisir le sens, ni le but et ne peut alors en devenir l’initiateur. Il subit la demande de l’adulte et ne cherche pas à explorer. Certains enfants ne peuvent jamais souffler. Ils ont un emploi du temps surchargé et passent d’une activité « dirigée » à une autre sans temps de jeux calmes. Et si les stimulations sont trop importantes, l’enfant risque de ne plus s’investir dans la demande de l’adulte, qui finira peut-être par faire à la place de l’enfant, parce que l’activité ne se déroule pas assez vite. La trop grande proximité inhibe le désir d’autonomie : l’enfant se laisse porter et n’a pas envie de faire tout seul.
Trop de repères ?
Dans les années 1980, encouragés par les travaux d’Emmi Pikler, les professionnels instaurent les référentes et définissent des repères pour les enfants. Mal interprétés dans certaines institutions, les repères deviennent incontournables à tout moment de la journée. Les enfants mangent assis toujours à la même place ; ils chantent toujours la même petite chanson pour démarrer la journée ou passer à table…Dans une telle organisation, le « trop de repères » risque de conditionner l’enfant et d’inhiber une fois encore son désir d’autonomie et son initiative. L’enfant se retrouve dans un lieu où rien n’est laissé au hasard, où les temps d’activités se succèdent, où tout est organisé au quart d’heure prés. Il est évident que l’enfant a besoin de repères, mais il faut une fois encore que ces repères aient un sens pour l’enfant et que ces petits détails qui rythment son quotidien ne forment pas qu’un assemblage d’éléments répétitifs. L’enfant doit pouvoir hésiter, répéter, abandonner, pour mieux reprendre, à son propre rythme. Bien plus, il construit dans son environnement proche ses propres repères, comme le petit papillon suspendu au-dessus de la table de change, le bruit d’un chariot qui annonce le repas, la voix d’un professionnel…Trop de répétitions ne risquent-elles pas d’inhiber l’imaginaire de l’enfant ? Les jeux spontanés doivent avoir une véritable place dans le quotidien de l’enfant, parce qu’ils sont délibérément construits et rythmés par l’enfant lui-même. Trop accompagné, l’enfant renonce à sa propre autonomie.
Comment trouver un juste milieu dans ce « trop de tout » ?
Rien n’est plus difficile que de trouver un juste milieu dans ce travail d’équipe autour de l’enfant, où les personnalités et les expériences se confrontent. Les seuils de tolérances ne sont pas les mêmes pour tout le monde et l’intrusion de l’adulte dans un jeu d’enfant ne sollicite pas les mêmes réactions. L’excès de jeux, de bisous, de stimulations, de bazar, de bruit, n’évoque pas les mêmes impressions. C’est une problématique à la fois très actuelle et très abstraite qu’il n’est pas toujours facile de travailler en équipe. Pour parvenir à la définir, il semble plus facile d’aborder ce sujet par le biais de l’aménagement de l’espace et de la mise en place de jeux libres. Dans toutes les démarches pédagogiques, il est important de ne jamais oublier l’intérêt de l’enfant, ni sa place. Si l’adulte se perd dans les jeux, le rythme des journées, la prise en charge des groupes d’enfants, il n’est pas étonnant que l’enfant ne s’y retrouve pas non plus.
Faire trop, en demander trop créent un activisme dangereux autour de l’enfant où les professionnels et les enfants risquent de s’égarer. Il est important de solliciter l’enfant, de lui proposer diverses activités mais il est primordial de se demander si l’enfant peut s’y retrouver et avoir le plaisir de faire tout seul. Nous vivons actuellement dans une société de consommation où le quotidien de l’enfant peut rapidement être envahi d’objets inutiles. Pourtant, ce dont il a réellement besoin, c’est d’une relation stable, équitable, qui le reconnaisse et lui donne une valeur profondément humaine. Si l’enfant se perd dans un « maelström », il n’ira pas à la rencontre de l’autre, n’envisagera peut-être même pas de grandir et de devenir autonome. Trouver la justesse est un travail difficile, où l’on doit se remettre souvent en question et accepter de changer en fonction des enfants, des moyens, des autres professionnels. Alors pour que l’enfant ne suffoque pas dans ce « trop de tout », il en va de la responsabilité de chaque professionnel de construire autour de l’enfant un monde raisonnable qui ne le submerge pas.
Article publié dans « Les Métiers de la Petite Enfance » – N°145